

L'histoire d'Ana : fuir le conflit en Ukraine
Notre ancienne collègue Ana* nous raconte sa vie à Kiev lors des premières frappes aériennes, notamment comment elle a réussi à quitter la ville et de quelle manière elle soutient l'action humanitaire en Moldavie.
Vivre à Kiev, c'était comme vivre à Londres. C'était une ville magnifique et vivante où il se passait toujours quelque chose. La vie à Kiev était merveilleuse (je n'arrive pas à croire que je parle au passé). Personne ne s'attendait aux événements qui se sont produits. Les gens ont vaqué à leurs occupations jusqu'à la dernière minute.
Le lendemain de la première frappe aérienne
La nuit précédant la première frappe aérienne a été une nuit comme les autres. Ma famille et moi nous sommes couchés en pensant nous réveiller à l'heure habituelle et prendre le petit-déjeuner ensemble.
Nous nous sommes réveillés vers 4 heures du matin au son des explosions. Elles étaient assez proches pour faire trembler la maison et assez fortes pour nous faire sortir du lit immédiatement avec une idée en tête : la guerre avait commencé.
Je savais que, dans les prochains jours, ma famille aurait besoin de ravitaillement, alors je suis partie à 9 heures pour aller chercher de la nourriture et de l'eau. J'ai marché jusqu'au centre-ville parce qu'il n'y avait ni Uber, ni taxis, ni transports en commun. Quelques heures après la première attaque, les vivres ont commencé à manquer et on ne trouvait plus de pain dans les rayons. Ce matin-là, la ville n'était pas la Kiev effervescente que je connaissais. De gros camions militaires circulaient déjà dans les rues vides où il y aurait eu de la circulation en temps normal.
Il y avait des files d'attente partout, devant les stations-services, les supermarchés, les banques et même les pharmacies, car les gens savaient qu'ils devaient constituer des réserves.

Files d'attente dans les banques pour retirer de l'argent le matin suivant la première frappe aérienne.
La vie sous terre
Au début, la principale préoccupation était de savoir qui possédait des abris souterrains et qui n'en possédait pas.
La population n'était pas du tout préparée. Personne ne savait où se trouvaient les bunkers souterrains, alors tout le monde s’est dirigé vers les stations de métro.
Les explosions suivaient désormais un schéma : elles démarraient toutes vers 4 heures du matin. Le deuxième jour, j'ai recensé 30 missiles avant d'arrêter de compter. Nous avons compris qu'il nous fallait trouver un abri adéquat. Nous vivons dans une maison, pas dans un abri antiatomique, et le toit s'effondrerait probablement en cas d'attaque.
Lorsque nous sommes arrivés à l’abri, il y avait beaucoup de monde. Les gens campaient depuis la veille et chacun disposait de ses propres vivres et de son eau dans son espace personnel. Tous étaient silencieux et effrayés. On entendait des enfants pleurer et dire qu'ils voulaient aller aux toilettes. Cependant, les mères leur répondaient par la négative parce qu'il n'y avait pas de toilettes dans le sous-sol. Les gens avaient bien trop peur pour sortir.
Les magasins d'alimentation étaient en rupture de stock
Dès le premier jour de l'invasion, tout le pays est entré dans la clandestinité. Mes amis qui sont toujours en Ukraine disent qu'ils n'ont pas reçu de nouveaux ravitaillements depuis plus de dix jours. Les stocks sont épuisés et certains magasins viennent de fermer.
Comme il fait très froid en Ukraine, les Ukrainiens excellent souvent dans la préparation de marinade et la mise en conserve d’aliments, si bien qu’aujourd’hui certaines personnes ne vivent plus que de bocaux de fruits et de légumes. Les vieilles dames ukrainiennes, les babouchkas, sont des expertes en la matière !
Dans le sud du pays, les gens manquent de nourriture et d'eau potable depuis des jours, c'est une catastrophe.
À Kiev, il y a encore de l'eau potable et de l'électricité, mais dans le sud, on ne trouve plus rien. Néant.
Tous ceux qui avaient les moyens de partir ont plié bagage dès les premiers jours. De nombreux médecins sont également partis. Aujourd'hui, même ceux qui n'ont pas les moyens de se rendre dans un autre pays n'ont d'autre choix que de partir.

Des rayons de pain vides à Kiev quelques heures après la première frappe aérienne.
Fuir Kiev
Sept jours après le début du conflit, j'ai pu quitter Kiev dans un convoi de l'ONU. Un privilège pas dénué de risque. En plus du convoi officiel de l'ONU qui comptait 20 véhicules, environ 90 autres véhicules s’étaient ajoutés officieusement.
La peur régnait ce jour-là. Sachant que les itinéraires d'évacuation n'étaient pas respectés, nous savions que tout pouvait arriver à n’importe quel moment. Dans le rapport médical réalisé la veille de notre départ, le médecin a donné des instructions explicites sur ce qu'il fallait faire en cas de fractures, de saignements abondants et de chocs violents. Pendant toute la semaine, tous ceux avec qui je partageais l'abri avaient plus ou moins gardé leur sang-froid, même pendant les raids aériens quotidiens. Mais j'ai senti que les gens devenaient nerveux lorsque le médecin leur a montré comment positionner correctement une personne inconsciente.
Le trajet de Kiev à Chisinau dure habituellement huit heures, mais il nous a fallu 19 heures parce que nous recevions sans cesse des informations sur l'arrivée de troupes sur notre route. Quoique nous ayons des drapeaux de l'ONU et des escortes policières, il n'y avait aucune garantie réelle de sécurité. Mais heureusement, grâce aux mesures de sécurité, tout le monde a pu quitter la ville sans problème.
Nous avons passé près de 70 points de contrôle. Dans certains cas, des bénévoles ont même distribué des vivres et de l'eau, même si les gens n'avaient pas grand-chose à donner en retour. À presque tous les points de contrôle, il y avait entre 100 et 300 voitures alignées. Nous avons traversé facilement, mais certains civils ont dû passer des heures à chaque point de contrôle.

Livraison de vivres à un poste de contrôle en Ukraine. Le panneau indique « Thé, café, gratuit ».
Sur le bord des routes, nous avons vu des villageois creuser des tranchées afin de pouvoir se mettre à l'abri et tirer sur d’éventuels convois russes.
À un moment donné, nous avons fait halte pour aller aux toilettes. Dans l'atelier du garagiste près de la station-service, nous avons vu des femmes fabriquer des cocktails Molotov. Peu après, au poste de contrôle voisin, les sirènes antiaériennes se sont mises à retentir et tout le monde a dû se précipiter dans sa voiture pour partir au plus vite.
Vingt minutes plus tard, nous avons entendu l’écho d'un bombardement et découvert que la zone avait été attaquée. Savoir que l'endroit d’où nous venions avait été bombardé était terrifiant.
La réponse en Moldavie
Depuis mon arrivée à Chisinau, la capitale de la Moldavie, je suis bénévole dans les deux principaux centres de réfugiés de la ville.
Chaque jour, des milliers de réfugiés arrivent. Mais environ la moitié d'entre eux quittent également la Moldavie, ce qui fait de ce pays un centre de transit important à l'heure actuelle. Les réfugiés sont avant tout des personnes démunies qui séjournent dans ces centres parce qu'elles n'ont pas les moyens de payer un hébergement.

Une femme lance un appel à l'aide au centre d'exposition Moldexpo, qui sert actuellement à héberger des réfugié/e/s ukrainien/ne/s (Photo : Action contre la Faim/Gonzalo Höhr).
Le centre d'exposition Moldexpo était auparavant un centre COVID. On y trouve 500 lits, des endroits pour distribuer des vivres et même des espaces où les gens peuvent garder leurs animaux de compagnie. Je suis vraiment impressionnée par la façon dont ils ont adapté le centre et dont ils gèrent l'afflux de personnes.
L'autre grand centre est un centre sportif de 700 lits. Il s'agit d'un grand stade avec des lits pliants et quelques matelas au sol.
Des psychiatres travaillent dans ces centres pour aider les enfants à surmonter leurs traumatismes. Il y a également des bus qui se rendent dans 44 autres centres : écoles, salles de musique, partout où il y a du chauffage. À l'heure actuelle, les seuls critères qui définissent un abri sont de posséder un toit et du chauffage.
Pour la plupart des arrivants, l'argent liquide constitue le type de soutien le plus utile, car la monnaie ukrainienne, la hryvnia, s'est dépréciée et ne vaut presque plus rien. En Moldavie, les gens peuvent acheter une grande quantité de nourriture et de produits d'hygiène. Les Ukrainiens étant un peuple très fier et digne, ce serait bon de leur permettre d’acheter eux-mêmes ce dont ils ont besoin.
Ces lieux sont aussi une bombe à retardement pour les épidémies de COVID en raison de l'afflux de population, encore que ce soit le cadet de leurs soucis. De nombreux enfants arrivent avec des diarrhées, principalement parce qu'ils n'ont pu manger que des aliments transformés à forte teneur en sucre, car c'est le seul type de nourriture disponible. L'hygiène est également difficile à conserver dans les stations de métro et les trains bondés dans lesquels ils ont transité récemment.

Un bénévole apporte des articles au centre d'exposition Moldexpo, qui sert actuellement à héberger des réfugié/e/s ukrainien/ne/s (Photo : Action contre la Faim/Gonzalo Höhr)
Et ensuite ?
Je pensais que ce type de choses ne pourrait jamais m'arriver. J'ai à présent un visa de réfugié dans mon passeport, un unique sac à dos avec mes affaires et je n'ai aucune idée de quand ou si je pourrai rentrer. Tous les Ukrainiens éprouvent actuellement cette douleur de façon décuplée.
Bien que je sois déplacé, je suis en position d'aider, et mon premier réflexe a été de répondre à la crise par tous les moyens possibles. Je compte poursuivre mon travail ici en Moldavie et me rendre en Roumanie et en Hongrie dans les semaines à venir. En fonction de la situation en Ukraine, ma priorité serait de rentrer pour contribuer à l’approvisionnement de vivres et d'eau aux groupes les plus vulnérables. Chaque jour, de plus en plus de réfugiés fuient vers les pays voisins. Je veux contribuer à répondre au moins aux besoins fondamentaux de ceux qui ont déjà vécu une situation aussi terrible.
* Les prénoms ont été modifiés pour protéger les identités.